La visite de Camille Pelletan, Ministre de la Marine, le 22 novembre 1903

 

          En 1903, l'affaire Dreyfus n'est pas terminée, l'anticléricalisme bat son plein, la loi sur les associations de juillet 1901 conduit à la dissolution des congrégations et par conséquent à leur interdire l'enseignement. La séparation des Églises et de l'État n'est votée qu'en juillet 1905.

 

          Camille Pelletan, ministre de la Marine dans le cabinet Emile Combes (juin 1902-janvier 1905) du Bloc des Gauches, est invité à Ruelle par le syndicat des ouvriers de la Fonderie.

 

          La visite et sa préparation sont relatées par les journaux charentais "La Charente" et "Le Matin charentais", le premier favorable à la gauche, le second, de droite, très polémique à l'égard du ministre.

La préparation

 

La Charente du 8 juillet 1903

Au cours d'une entrevue qui a eu lieu samedi au ministère de la marine, entre M. Pelletan et les délégués du congrès des travailleurs de la marine, M. Picard a renouvelé au ministre sa promesse de venir à Ruelle.

M. Pelletan a ratifié, à nouveau, cette promesse, en disant qu'il profiterait de son voyage à Royan et à La Rochelle pour venir à la fonderie. (A Saint-Georges de Didonne se trouve la maison de son arrière-grand-père, le pasteur Jarousseau.)

Le ministre a ensuite informé les congressistes qu'ils pouvaient compter entièrement sur lui pour faire, dans la mesure du possible, les réformes démocratiques concernant le personnel ouvrier des arsenaux et ports militaires, tant au point de vue moral que matériel.

 

La Charente du 3 septembre 1903

A l'occasion du mariage de M. Pelletan, ministre de la marine, les ouvriers syndiqués de la fonderie de Ruelle avaient tenu à rendre hommage au chef de notre marine nationale.

Une quête faite parmi les membres du syndicat a produit une somme assez ronde, qui a été employée à l'achat d'une magnifique gerbe de fleurs. M. Vittet, délégué du syndicat de Ruelle à Paris, a offert ces fleurs à Mme Pelletan le jour de son mariage à la mairie du premier arrondissement. M. et Mme Pelletan ont été très touchés de cette marque de sympathie de la part des ouvriers de la fonderie de Ruelle. M. Pelletan a remercié en termes chaleureux M. Vittet et lui a promis qu'il ne perdrait pas de vue de venir visiter sous peu le bel établissement de Ruelle.

 

La Charente du 16 novembre 1903

On sait que M. Pelletan doit visiter la fonderie de Ruelle le dimanche 22 novembre. On nous annonce que le ministre de la marine arrivera à Angoulême par le rapide de 3h27, sera à Ruelle vers 4heures et en repartira par le dernier train du soir.

Le conseil d'administration du syndicat des ouvriers de la fonderie de Ruelle, réuni le 13 novembre, a voté un ordre du jour de félicitations à M. Pelletan à l'occasion de la suppression des sœurs dans les hôpitaux de la marine, l'engageant à persévérer dans la même voie et le priant de faire appel, pour remplacer les sœurs, aux veuves d'ouvriers morts en service et n'ayant pas encore droit à la retraite.

 

La Charente du 22 novembre

M. Pelletan à Ruelle

Le syndicat des ouvriers de la fonderie de Ruelle nous communique la note suivante : "M. Pelletan, ministre de la Marine, se rendant spécialement à la fonderie de Ruelle pour une visite d'études, dimanche 22 courant, ne s'arrêtera pas à Angoulême. Le syndicat des ouvriers de la fonderie saisit avec joie cette occasion pour offrir au ministre un grand banquet de 500 couverts qui aura lieu dans un atelier à l'intérieur de l'établissement. Ce banquet, qui sera d'ordre purement économique, ne comprendra que des ouvriers syndiqués et l'administration supérieure de la fonderie. Cette information est destinée à couper court à certains racontars lancés dans la presse."

 

La Charente du 23 novembre (information tardive, la visite ayant eut lieu la veille)

On nous communique la note suivante :" le conseil d'administration du syndicat de la fonderie de Ruelle a l'honneur d'informer les camarades syndiqués qui assisteront dimanche à la réception du ministre de la marine de bien se pénétrer du but de son voyage et d'éviter aucune manifestation politique, par des cris pouvant blesser ou froisser certaines personnalités politiques. La venue du ministre offrant un caractère purement officieux, nul discours politique ne sera toléré."

.

          La visite ayant un caractère officieux et privé, les personnalités locales de droite, Mulac maire d'Angoulême, Pontaillier maire de Ruelle… ne sont pas conviées. Maury, conseiller municipal socialiste de Ruelle et membre du syndicat, reproche à Mulac d'avoir voté contre les retraites ouvrières et en faveur des congrégations, d'être hostile à la journée de 8 heures, et finalement de combattre le gouvernement actuel de la République. Quant au maire de Ruelle, c'est Camille Pelletan qui, dans la nuit du samedi au dimanche, télégraphie au président du syndicat pour le contraindre à l'inviter.

L'arrivée en gare d'Angoulême

 

La Charente du 24 novembre

M. Pelletan, ministre de la marine, se rendant à la fonderie de Ruelle, est arrivé en gare d'Angoulême, dimanche, par le rapide de l'après-midi. Beaucoup de monde dans la cour de la gare et aux abords.

Sur les quais, se trouvait aussi un public nombreux, composé de délégués de groupes politiques d'Angoulême, de représentants de sociétés mutuelles, de groupes ouvriers et de conseillers municipaux.

Il est exactement 3h31mn lorsque le rapide, qui a subi un léger retard en cours de route, entre en gare. M. Pelletan, en compagnie d'un officier d'ordonnance et de M. Ferrero, député de Toulon (et président honoraire des syndicats de la marine), descend de wagon, suivi de M. Bascou, préfet de la Charente, qui s'était rendu à son avance à Poitiers.

Aussitôt les cris de : "Vive la République! Vive Pelletan !" se font entendre.

 

Le Matin charentais

Dès 3 heures, de nombreux curieux stationnent sur le quai de la gare, attendant l'arrivée du train ministériel portant Camille et sa fortune. On a tant parlé de M. le ministre de la marine et la caricature a si souvent "déformé" ses traits que chacun veut voir "en personne" le légendaire successeur (!) de Colbert.

A 3h37 le train entre en gare. On se pousse, on se presse aux abords du wagon ministériel. Cinq ou six messieurs se faufilent discrètement aux premiers rangs ; ce sont les gros bonnets du parti radical et radical socialiste de la Charente. La portière s'ouvre et tous les cœurs palpitent. M. le ministre descend escorté de M. le préfet de la Charente, qui est allé le rejoindre à Poitiers, et d'une suite très modeste…

 

La Charente

Le ministre de la marine salue puis il est reçu par M. le colonel Teillard d'Eyry, directeur de la fonderie… M. Felineau, avocat à Angoulême, s'avance près de M. Pelletan, et, au nom du groupe radical-socialiste, lui souhaite la bienvenue et lui exprime toute la confiance qu'ont ses amis dans la politique du gouvernement et dans la fermeté du ministère.

M. Grasse, adjoint au maire de Barbezieux présente au ministre le salut respectueux de la ville de Barbezieux, des francs-maçons et des radicaux-socialistes.

Tous comptent sur la fermeté du ministère pour mener à bonne fin l'œuvre de défense républicaine.

Enfin M. Giraud, au nom de ses collègues socialistes du conseil municipal d'Angoulême, est heureux de venir saluer le républicain ferme qu'est M. Pelletan, et l'assurer du concours de tous ses collègues dans l'accomplissement de l'œuvre de laïcisation entreprise par le ministère Combes.

M. Pelletan répond à ces différents souhaits et dit que les républicains peuvent avoir confiance ; que le ministère auquel il a l'honneur d'appartenir fera tout son devoir avec fermeté, dans l'intérêt de la démocratie…

Dans la cour (de la gare) il prend place dans une voiture aux côtés de M. le préfet, de M. le colonel Teillard d'Eyry et de M. Ferrero, puis, au trot de deux chevaux vigoureux, il quitte Angoulême se dirigeant vers Ruelle.

La foule crie : "Vive la République ! Vive Pelletan ! Vive le ministre !"

 

La version du Matin charentais diffère quelque peu, tant par le ton que par le contenu.

Le parti radical s'avance ; on échange de cordiales poignées de main. M. Pelletan rit dans sa barbe soigneusement peignée. Petits speechs que l'on n'entend pas et où doivent s'échanger de bien jolies choses. Le mot "bloc" prononcé d'une voix sonore par M. le ministre, se perçoit toutefois. On crie: "Vive Pelletan ! Vive la République !" Oh ! avec beaucoup de réserve ! Un fidèle du "bloc" clame : "A bas la calotte !" On rit, mais ce cri, bien qu'il n'eût pas d'écho, a dû délicieusement chatouiller les oreilles ministérielles, car le visage de M. Pelletan s'illumine…

Remarqué également le salut de "régence" du citoyen Giraud, conseiller municipal d'Angoulême, qui est aussi de la fête. "Faites place, messieurs !" On s'écarte "respectueusement". Le cortège officiel se dirige vers la salle d'attente des premières. Une légère bousculade se produit ; on veut voir "Camille". M. le ministre, bien que légèrement embroussaillé et peu décoratif, a – somme toute – l'air bon enfant. Dans la cour de la gare, quelques cris. Puis le cortège s'engouffre tant bien que mal dans les voitures officielles. Ça se passe à la bonne flanquette (sic). Et fouette cocher ! En avant ! Pour Ruelle !

 

La partie ruelloise du déplacement

Le Matin charentais

Le cortège ministériel arrive à Ruelle à 4h20. En face de la pharmacie Coupillaud (à l'angle de l'avenue de la gare, actuelle pharmacie Thurin), stationnent M. le maire de Ruelle et les diverses délégations. C'est là que les présentations commencent, dans l'ordre du programme.

M. Pelletan…s'efforce d'être aimable pour ses hôtes. Il prononce quelques mots qui se perdent dans le bruit. Nous remarquons à ce moment que le ministre est encadré de deux drapeaux rouges, celui du syndicat des ouvriers de Ruelle et celui des ouvriers du port de Rochefort. Ces couleurs qui exciteraient la colère d'un bœuf, éclairent au contraire les traits de M. Pelletan d'un sourire béat. Sa joie sera complète quand la musique de la fonderie, qui débute par la Marseillaise, fera retentir à ses oreilles l'air patriotique de l'Internationale.

Les salamalecs échangés, le cortège gagne le siège social de l'Université populaire…

 

La Charente

A son arrivée à Ruelle, M. Pelletan est reçu par la municipalité, M. Pontailler, maire, en tête. Les diverses sociétés ruelloises sont là, avec leurs bannières et sont successivement présentées à M. Pelletan. Ce sont : le syndicat des ouvriers de la fonderie, la société de gymnastique, la Fraternelle, la société de secours mutuels, les Anciens militaires, la Bienfaitrice de la Touvre. Citons également une délégation des travailleurs du port de Rochefort.

La musique de la fonderie joue l'Internationale. Des allocutions sont prononcées par les présidents des sociétés et des bouquets sont offerts à M. Pelletan par la Bienfaitrice de la Touvre, dont la présidente, Mme Bourret, prend également la parole au nom de la société.

A tous, M. Pelletan répond d'une façon charmante. A Mme Bourret, notamment il répond en faisant un vif éloge de la femme qui est salué par les vivats des personnes qui se pressent autour du ministre. Les acclamations et les vivats éclatent d'ailleurs à chaque pas du ministre à travers une foule de plusieurs milliers de personnes qui encombrent à ce point les rues de Ruelle que la circulation y est absolument impossible.

Après les présentations des sociétés, on se rend à l'Université Populaire [1] très bien décorée. A l'arrivée du ministre les pupilles de l'Université entonnent un chœur "le Chant des ouvriers" et le chantent avec beaucoup d'ensemble. M. Pelletan est reçu par les membres du conseil d'administration de l'Université populaire : M. Carmier, ingénieur civil à Ruelle, lui souhaite la bienvenue, en excellents termes et le ministre répond fort aimablement en faisant l'éloge de l'Université populaire et de l'œuvre qu'elle poursuit.

 

[1] Avant de rejoindre la Maison du Peuple, l'UP occupait un local loué, situé vraisemblablement entre la banque LCL et l'ancien magasin Copatex, actuellement salon de coiffure et antérieurement droguerie ; il est difficile d'être catégorique en raison du partage de la parcelle initiale A1156 du cadastre de 1824, des ventes et détenteurs successifs : Vaud, Fradet, Roy, Texandier, Vanthuyne..., des transformations du bâti...

 

Le Matin charentais

Cette fois c'est vers la fonderie que M. Pelletan se dirige, musique en tête, escorté du syndicat et de son drapeau écarlate. Il pénètre dans la cour d'honneur. Là, il lui faut subir un nouveau discours : c'est le président du conseil d'administration de la Musique de la fonderie qui lui présente ses souhaits de bienvenue et le prie de remettre la bannière des Orphéons de la Fonderie. Le ministre s'exécute et les bravos, les cris de : "Vive Pelletan ! Vive la République ! Vive la sociale !" éclatent tandis que la musique reprend la Marseillaise.

Un timide essai de l'Internationale reste à ce moment sans écho. L'heure des épanchements n'est pas encore arrivée. La série des présentations se poursuit par une visite à la bibliothèque de MM. les officiers, où le colonel directeur présente à M. Pelletan les officiers combattants et non combattants, le service de santé, les agents administratifs, les adjoints, les surveillants techniques, puis les commis, les écrivains, etc…

 

La Charente

De là, le cortège ministériel se rend à la fonderie. Son arrivée est saluée par l'exécution de la Marseillaise que joue la musique de la fonderie. Le président de la société musicale, M. Corréart prononce une courte allocution, puis ont lieu, dans la salle de la Bibliothèque de l'établissement, les présentations des officiers de la fonderie, des agents techniques, des commis de gestion et d'exécution, des commis aux écritures, dessinateurs et de diverses sociétés, ainsi que du syndicat des ouvriers de la fonderie.

Pour la plupart de ces groupements, le président, ou l'un des délégués, prend la parole pour complimenter le ministre et lui exposer des revendications.

 

Le matin charentais

Le cortège pénètre enfin dans la salle du banquet (aux nouveaux ateliers de force motrice). Il est 5h1/2. Le ministre, soit dit sans offense, a bien gagné son avoine. A la table d'honneur, prennent place: MM. Bascou, préfet de la Charente ; Pontaillier, maire de Ruelle; colonel Teillard d'Eyry, directeur de la fonderie ; le sous directeur, M. Picard, M. Galinou, etc.

 

La Charente

          En quelques instants 500 convives environ ont pris place dans la salle… Au champagne, M. Bascou, préfet de la Charente, prend le premier la parole. Il salue en M. Pelletan le gouvernement de la République. Il se rappelle aussi qu'il fut quelque temps le collègue de M. Pelletan au Palais-Bourbon. On s'accordait à la Chambre à considérer le ministre de la marine actuel comme un homme de grande valeur, homme de travail et d'études… M. Bascou ajoute qu'il est heureux de saluer le ministre au milieu des ouvriers, de ces bons défenseurs de la République qui savent allier à la défense de leurs intérêts corporatifs la défense de la cause républicaine.

          Le préfet termine en levant son verre à M. Loubet. Ses paroles sont saluées par les cris de : "Vive Loubet ! Vive le préfet !" M. Ferrero, député de Toulon, prend la parole à son tour. Il constate que c'est grâce à leur esprit d'union que les travailleurs de la marine ont pu se faire entendre des pouvoirs publics et obtenir quelques avantages. Ce sont les travailleurs de Ruelle qui ont donné l'exemple. M. Ferrero énumère alors quelques uns des avantages obtenus, notamment l'élévation du taux des salaires et la journée de huit heures due à M. Pelletan. A ces paroles, la salle entière acclame le député. M. Ferrero termine en buvant au ministre de la marine et à Mme Pelletan. Des vivats saluent la péroraison.

M. Picard, secrétaire général du syndicat des ouvriers de la fonderie, se lève à son tour… adresse à M. Pelletan des félicitations pour l'œuvre qu'il a entreprise au ministère de la marine. Ses prédécesseurs avaient beaucoup promis et peu tenu. M. Pelletan, lui, a tenu beaucoup quoique ayant fait peu de promesses. Et M. Picard énumère quelque unes des réformes accomplies par M. Pelletan : citons la suppression du travail à la tâche, la réduction de la journée de travail et, ces jours derniers, la laïcisation des hôpitaux maritimes. L'orateur énumère ensuite les réformes à accomplir : retraites, augmentation des salaires et nombreuses améliorations spéciales à la fonderie. M. Picard termine par le cri : "Vive la République ! Vive Pelletan !" cri mille fois répété par les convives.

          Le ministre de la marine se lève alors, au milieu des acclamations enthousiastes. Quand le silence est rétabli, M. Pelletan prend la parole. "Je vous remercie, dit-il, des marques de sympathie que vous voulez bien me prodiguer. Je n'ai fait que mon devoir, une partie de mon devoir. J'espère le continuer dans la mesure de mes moyens." M. Pelletan ajoute que les joies du pouvoir sont loin d'être ce que l'on pourrait croire. La seule satisfaction que le pouvoir procure, c'est de pouvoir faire quelque bien. Quelle peut être, d'ailleurs, la raison d'être d'un gouvernement démocratique, si on n'avait pas la consolation de penser qu'on a fait quelque chose pour le progrès de la Révolution. Toute la politique du gouvernement peut s'expliquer d'un seul mot : il a la prétention de rester fidèle au suffrage universel et aux idées au nom desquelles il est au pouvoir. Les événements montrent chaque jour que c'est dans cette politique qu'un gouvernement peut puiser sa force la plus grande. Combien a-t-on vu de politiciens qui, se réclamant de la République, n'ont fait, une fois arrivés au pouvoir, qu'imiter les gouvernements monarchiques qui les avaient précédés. M. Pelletan dit qu'il n'y a jamais eu dans ce monde que deux grands partis en présence: ceux qui veulent supprimer les abus et ceux qui veulent les conserver. Fort heureusement, le pays sait reconnaître ceux qui vont en avant. Le gouvernement actuel, lui, veut marcher en avant et rester fidèle aux masses populaires qui n'ont jamais cessé d'être du côté de la République.

          Le ministre aborde en passant la question religieuse. On a essayé, dit-il, de dénaturer l'œuvre entreprise par le gouvernement. Nous ne sommes les ennemis d'aucune croyance religieuse sincère. Comment le serions-nous, d'ailleurs, nous qui sommes des libres penseurs ? Nous laisserons aux églises toutes les libertés, sauf une seule : celle de confisquer la liberté des autres. En ce qui concerne particulièrement les sœurs des hôpitaux maritimes, M. Pelletan dit qu'on n'a point enlevé aux religieuses la tâche de soigner les malades. Cette besogne a été faite de tout temps par les infirmiers…

          M. Pelletan arrive aux questions ouvrières, aux différentes revendications qui lui ont été soumises et qu'on vient encore de lui énumérer tout à l'heure. La plupart ne paraissent devoir présenter aucune difficulté, mais les plus importantes ne dépendent malheureusement pas que de lui seul, car elles sont d'ordre budgétaire. Le ministre estime que deux de ces demandes méritent une attention particulière : celle concernant les soins médicaux et celle des veuves et enfants d'ouvriers de la marine. En ce qui regarde les soins médicaux, M. Pelletan estime que l'Etat les doit à tous ceux qui travaillent pour lui. Pour les pensions des veuves et orphelins, le ministre, qui déplore l'état de choses actuel, recherche les moyens d'y remédier. Ce n'est que par améliorations progressives que l'on peut procéder, et avec le temps le ministre espère pouvoir donner satisfaction à la plupart des revendications des ouvriers de la marine.

          M. Pelletan rend ensuite hommage au but que poursuit le syndicat et à l'excellent esprit de ses adhérents. Nous ne sommes pas ici des ouvriers d'une usine ordinaire, dit-il. Vous forgez des armes dont nous désirons tous n'avoir jamais besoin. Ces armes de destruction, en effet, ne devraient plus appartenir au vingtième siècle. La guerre est un mal que, nous l'espérons bien, la civilisation éliminera; mais on ne détruit pas la guerre à soi tout seul, et, hélas ! Il faut compter avec d'autres. C'est pourquoi nous devons être passionnément attachés à la défense de la patrie.

          Nous avons deux patries, la patrie matérielle la France, et la patrie morale qui est la Révolution française et l'esprit de la

Révolution. Toutes les fois que la France triomphe c'est la Révolution française qui triomphe avec elle. M. Pelletan termine en disant que tous nous devons être unis pour la défense de cette patrie française qui est la patrie du Droit et de la Liberté ! De nouvelles et longues acclamations saluent la péroraison du ministre de la marine. On crie, comme on l'a crié à chaque instant au cours de cette fête : "Vive Pelletan ! Vive la République ! Vive la sociale !".

 

On laissera au Matin charentais la conclusion du banquet

Au grand étonnement de ceux qui croyaient assister à une fête purement technique, où seules les questions administratives devaient trouver place, l'ineffable "Camille" répond en s'étendant sur les bienfaits de la laïcisation. Quant aux réformes sollicitées, il regrette que l'état de nos finances ne permette pas de les réaliser intégralement. Il s'efforcera cependant de donner aux intéressés quelques satisfactions partielles.

 

La Charente

La musique de la fonderie joue la " Marseillaise" et l'on se dirige salle Denis (Hôtel de l'Europe, puis Société Générale) où un vin d'honneur est offert au ministre (par les ouvriers n'ayant pu assister au banquet). Y aurait-il des rivalités entre les différentes composantes du personnel, voire au sein de chacune ?

 

Le Matin charentais

Une autre station l'attend chez M. Claverie (Café de Plaisance, près de l'actuel Crédit Agricole) où un nouveau vin d'honneur lui est offert par les Commis, Surveillants techniques et Ecrivains... Si, après des assauts aussi répétés, M. Pelletan a retrouvé le chemin de la gare, c'est qu'il a la tête solide ou qu'on l'y a conduit. Son collègue de la guerre y serait arrivé "les pieds devant".

Signalons un incident touchant, qui a marqué le vin d'honneur des Commis, Surveillants et Ecrivains. Madame Lacroix, décorée de plusieurs médailles de sauvetage, s'est présentée pour rendre hommage au ministre. M. le colonel Teillard d'Eyry, dès qu'il l'a vu paraître, est allé fort galamment la prendre par la main et, après l'avoir présentée, l'a embrassée sur les deux joues. M. Pelletan a cru devoir en faire autant et des bravos nourris ont éclaté.

Le ministre a quitté Ruelle à 8 heures et demie, mais au lieu de prendre le train de 9h21 pour Paris, comme on l'avait annoncé, il n'est reparti qu'à minuit 58. Qu'a-t-il fait de sa soirée ? Mystère. Peut-être a-t-il donné au comité radical socialiste d'Angoulême la compensation qu'il lui devait.

Terminons par une réflexion entendue dans la foule: "certes, il n'est pas encore élégant, Pelletan, mais depuis qu'il a fréquenté les souverains, il s'est rudement nettoyé, tout de même !" N'oublions pas que M. le ministre a récemment convolé en justes noces !

 

          Après le 25 novembre, les journaux n'évoquent plus la visite du ministre à Ruelle, mais il continue à être la cible d'attaques nourries, dans la presse conservatrice.

 

Camille Pelletan, éléments bibliographiques (28 juin 1846- 4 juin 1915)

 Attaches familiales avec la région

- Arrière-petit-fils de Jean Jarousseau (1729-1819), pasteur à Saint-Georges de Didonne.

- Petit-fils d'Achille Pelletan, notaire impérial à Royan et maire de Royan (1808-1810 et 1814-1815) qui a épousé une fille Jarousseau.

- Fils d'Eugène Pelletan (1813-1884), un ami de Michelet, de Lamartine, de George Sand ; républicain, anticlérical, franc-maçon, opposant sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire, il est conseiller municipal de Saint-Georges de Didonne, de 1864 à 1866, élu député des Bouches du Rhône en 1871, puis sénateur des Bouches du Rhône en 1876.

 

Formation et jeunes années

- élève de l'École nationale des Chartes, diplômé en droit.

- fréquente les poètes du Parnasse contemporain (Charles Cros, Paul Verlaine…).

- journaliste d'opposition sous le Second Empire, franc-maçon et anticlérical.

 

Engagement politique

- un des chefs de file des radicaux, s'oppose aux républicains opportunistes (Gambetta).

- partisan de l'amnistie des Communards, rédacteur en chef du journal de Clémenceau, La Justice.

- bien que défenseur de l'enseignement laïque, il s'oppose à Jules Ferry en refusant la politique d'expansion coloniale.

- élu député radical d'extrême gauche des Bouches du Rhône en 1881 et constamment réélu jusqu'en 1912, puis sénateur du même département de 1912 à 1915.

- participe à la création du parti radical-socialiste en 1901.

- vote la loi de séparation des Églises et de l'État, le 3 juillet 1905.

 

Le ministre

- ami d'Émile Combes qui le nomme ministre de la Marine dans son cabinet (juin 1902-janvier 1905).

- freine la construction des cuirassés pour développer celle des torpilleurs et des sous-marins.

- favorise les carrières des jeunes officiers issus d'un milieu modeste, des officiers sortis du rang, alors qu'ils étaient méprisés par ceux issus de l'École Navale.

- introduit la journée de 8 heures dans les arsenaux.

- soutient les marins en supprimant les châtiments corporels et les ouvriers des arsenaux parfois contre la hiérarchie.

- politique très critiquée : on lui reproche d'affaiblir la Marine et de détruire la discipline. ( Il n'aura pas d'autres responsabilités ministérielles).

 

Vie privée

- vit maritalement avec Juliette Philippe, amie de poètes et d'hommes de lettres, de 1870 à 1902 date du décès de cette dernière.

- épouse Joséphine Denise, de 24 ans sa cadette en août 1903.

- son aspect négligé, sa pilosité broussailleuse font le bonheur des caricaturistes et des polémistes (allusion à la fin de l'article du Matin Charentais).

 

Rue camille Pelletan

          En septembre 1919 la municipalité de Ruelle procède à la dénomination de plusieurs rues : le nom de Pelletan est une proposition du groupe socialiste du conseil municipal. Le prénom Camille est ajouté en novembre 1924. C'est le nouveau nom de la rue du bourg ou rue du Pont (selon le sens dans lequel on l'emprunte).

          Le choix de ce nom repose à la fois sur les convictions de l'homme et sur l'action sociale du ministre de la marine (décisions en faveur des ouvriers, voire soutien de ceux-ci contre la hiérarchie…) qui s'est rendu à la fonderie de Ruelle, à l'invitation du syndicat des ouvriers, le 22 novembre 1903.

 

Sources

- Journaux : La Charente (8 juillet, 3 septembre, 16 novembre, 22, 23, 24 novembre 1903), Le Matin Charentais (24 novembre 1903).

- Registres des délibérations du conseil municipal.

- Dictionnaire biographique des Charentais, Le Croît vif, 2005.

- Wikipédia.

 

Avec la participation de Michèle Babouot, Jean-Louis Gérald, Annie Herbreteau.